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02 mars 2024

Les années passent, l'essentiel demeure

© Yves Bauchy -2012 - Tous Droits Réservés.

Republié à sa date d'origine, «Le Gardien du pont» (30/09/2012) un billet de fantaisie comme les appelait un vieil ami vénitien aujourd'hui disparu. En relisant ce petit texte léger et sans prétention, j'ai revu la scène originale qui donna ces lignes, près de douze ans plus tôt. Encouragé par les 452 lecteurs (dix fois plus que d'habitude !)du précédent article qui évoquait la médiocrité et l'imposture, je ne résiste pas au plaisir de vous en donner le lien, car il n'est pas évident qu'en passant par nos pages, le visiteur ait l'idée, l'envie ou le temps d'aller voir dans les années passées...

Pourtant, on ne peut que constater que rien n'a vraiment changé. Les images que nous donnions à voir alors de Venise sont pour la plupart semblable à la Venise d'aujourd'hui. Un peu plus de monde, des tensions plus prégnantes qu'avant, d'autres disparues ou soignées. Venise montre qu'elle demeure bien vivante.

Sur Instagram, l'amie Ilona, pianiste et vénitienne d'adoption dans son @quiviviamobene poursuit cet état d'esprit positif que l'on retrouvait dans tous les blogs consacrés à Venise. Dans ses publications,
je retrouve depuis toujours une certaine familiarité de coeur et d'esprit. Je vous les recommande, si vous ne les connaissez pas encore.

Pou l'occasion, Tramezzinimag a invité dans ses pages un ravissant matou bordelais de  nos relations, qui a bien voulu accepter de prendre la pause et d'avoir son élégance posture publiée dans nos pages.

Bonnes lectures et bon dimanche ! 

Venezianamente

23 février 2024

« Produire la civilisation en masse, comme la betterave... »

Pour Antoine, 
en souvenir de nos échanges, de nos idées, nos rires et nos débats,
de nos voyages d'autrefois et de ceux qu'il nous reste encore à faire.

Retrouvé ce texte de Lévi-Strauss. L'extrait m'avait été envoyé par mon ami Antoine, journaliste et grand reporter, homme de radio et de passions. Parmi tout les messages que je recevais qui, pour la plupart, concernaient Venise mes publications sur Tramezzinimag, Antoine a fait partie, avec deux ou trois autres amis très chers, de ces correspondants dont on attend toujours avec impatience le courrier. Nos échanges épistolaires, avant d'être «dématérialisés» sur Hotmail, Yahoo ou Gmail, avaient la forme tant aimée de feuillets de papiers glissés dans une enveloppe aux jolis timbres dont l'oblitération portaient la date d'envoi. Toujours une surprise, un bonheur réveillé à chaque fois, A chaque missive, c'était comme un peu de soleil qui arrivait.

Qui prend désormais le temps d'écrire à la main ? On dit que les plus jeunes ne savent pas comment remplir une adresse ni où coller le timbre sur une enveloppe. On cherche les boites à lettres et les bureaux de poste se font rares, presque tous devenus des bazars où on peut acheter tout. Propos de ringards, je sais. J'assume cette nostalgie. L'attente du facteur qui passait deux fois par jour, le regret des lettres en papier pelure et leurs enveloppes encadrées d'une bande tricolore réservés aux envois «Par Avion», les cartes postales postées tôt dès la première levée et qui parvenaient à leur destinataire le soir-même, les télégrammes qu'on recevait en mains propres, porteurs de sinistres nouvelles ou de joyeuses annonces. Je pourrais paraphraser  Gainsbourg, Je me «souviens des jours anciens» et «je pleure»... mes «sanglots longs ne pourront rien y changer». 

Était-ce de l'aveuglement ou un trait de mon caractère naturellement porté vers la joie et l'optimisme, mais cela me semble un vrai bonheur que d'avoir connu cette époque où notre civilisation se déployait, les guerres n'étaient que des souvenirs, vivre semblait ne pouvoir être que joyeux. On se moquait des postes italiennes, espagnoles et des pays qu'on disait moins civilisés. On se moquait aussi de leurs trains toujours en retard. Puis notre époque moderne a laissé s'emballer la technique, le progrès est devenu une fin en soi, l'argent aussi. On nous enseignait que ce n'étaient que des outils qui allaient faciliter la vie de tous, façonner l'égalité et par ricochet la fraternité. On sait aujourd'hui combien progrès, technique, communication et pognon grignotent jour  après jour nos libertés, La Liberté. Et c'est la voix de Léo Ferré que j'entends dans ma tête en tapant ces lignes « Avec le temps, va, tout s'en va... tout s'évanouit...» 

Antoine donc, dans un courriel m'avait adressé cet extrait de l'ouvrage célèbre de l'anthropologue Claude Levi-Strauss. Je ne sais plus à quel propos. C'est en le lisant que j'ai pensé à cette notion du « Spirito del Viaggiatore » qui est devenu un libellé du blog et sera bientôt je l'espère, le titre d'une collection des Éditions Deltae.

Ceux d'aujourd'hui n'ont rien connu de cette époque. C'était déjà la fin de ce monde porté par nos grands-parents, ceux qui ne voulaient plus de guerre, plus de misère, plus d'injustice. Un réalisateur disait sa surprise en tournant un film se déroulant dans les années 80, de voir ses jeunes acteurs de vingt ans ne pas savoir comment utiliser le cadran d'un téléphone pour y faire un numéro pris dans un annuaire en papier... La mélancolie ne doit pas tourner à l'aigreur ni aux regrets. Les premières automobiles étaient réservées à une élite, n'importe qui aujourd'hui possède une voiture et les voyages sont plus rapides, les distances abolies... 

On peut voir les choses ainsi et penser qu'en dépit de ce que nous avons perdu, oublié ou sacrifié du passé, tout est pour le mieux ; qu'il suffit de quelques ajustements, quelques recadrages pour qu'enfin le monde vive un nouvel âge d'or... Et pourtant, combien les signaux se font de plus en plus voyants ! Partout la démocratie recule, mise en cause par ceux-là même qui devraient la défendre, partout les égoïsmes prennent le dessus sur la solidarité, l'empathie, le partage. La fraternité est devenue communautariste, les esprits ne connaissent plus les nuances, il y a ce qui est blanc et il y a ce qui est noir... C'est là-dedans que nos enfants grandissent. 

Vettore Zanetti. Coll. Part.

Venise - Tramezzinimag a toujours défendu cette idée - est un laboratoire. On peut y observer à la fois les pires choses, les choix les plus imbéciles, les comportements les plus détestables qui à un moment ou à un autre se reproduisent ailleurs. On peut y retrouver des idées, des techniques et des systèmes spécifiques qui peuvent être implantés ailleurs. C'est l'exemple de la protection des eaux que dès le Moyen-Âge la Sérénissime sut mettre en place, celui de la gestion des communications et des infrastructures qui fascina Le Corbusier et inspira l'architecture des villes nouvelles, etc. Aujourd'hui la Venise contemporaine doit affronter, comme ailleurs, la déliquescence de ses élites qui, à de rares exceptions, travaillent pour leur propre intérêt et semblent n'avoir pour devise que le triste "après nous le déluge"* qu'on attribue à tort à l'un de nos rois. 

« Voyages, coffrets magiques aux promesses rêveuses, vous ne livrerez plus vos trésors intacts. Une civilisation proliférante et surexcitée trouble à jamais le silence des mers. Les parfums des tropiques et la fraîcheur des êtres sont viciés par une fermentation aux relents suspects, qui mortifie nos désirs et nous voue à cueillir des souvenirs à demi corrompus.

« Aujourd'hui où des îles polynésiennes noyées de béton sont transformées en porte-avions pesamment ancrés au fond des mers du Sud, où l'Asie tout entière prend le visage d'une zone maladive, où les bidonvilles rongent l'Afrique, où l'aviation commerciale et militaire flétrit la candeur de la forêt américaine ou mélanésienne avant même d'en pouvoir détruire la virginité, comment la prétendue évasion du voyage pourrait-elle réussir autre chose que nous confronter aux formes les plus malheureuses de notre existence historique ? Cette grande civilisation occidentale, créatrice des merveilles dont nous jouissons, elle n'a certes pas réussi à les produire sans contrepartie. Comme son œuvre la plus fameuse, pile où s'élaborent des architectures d'une complexité inconnue, l'ordre et l'harmonie de l'occident exigent l'élimination d'une masse prodigieuse de sous-produits maléfiques dont la terre est infectée. Ce que d'abord vous nous montrez, voyages, c'est notre ordure lancée au visage de l'humanité.« Je comprends alors la passion, la folie, la duperie des récits de voyage. Ils apportent l'illusion de ce qui n'existe plus et qui devrait être encore, pour que nous échappions à l'accablante évidence que vingt-mille ans d'histoire sont joués. Il n'y a plus rien à faire : la civilisation n'est plus cette fleur fragile qu'on préservait, qu'on développait à grand peine dans quelques coins abrités d'un terroir riche en espèces rustiques, menaçantes sans doute par leur diversité, mais qui permettaient aussi de varier et de revigorer les semis. L'humanité s'installe dans la monoculture, elle s'apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comporte plus que ce plat. »

Claude Levi-Strauss(**)

____________
 
Notes
 
(*) : « Après moi, le déluge. Ce doux et sociable proverbe est déjà le plus commun de tous parmi nous » disait en 1756 le père de Mirabeau. C'est la Pompadour qui aurait dit cette petite phrase au roi Louis XV après une bataille perdue par les armées du roi contre les prussiens. Le roi l'aurait repris au sujet de son petit-fils, le futur Louis XVI. Mais rien n'est moins sûr. Ce qui est sûr c'est que l'expression était très en vogue à la fin du XVIIIe, caractéristique de l'esprit de légèreté et d'inconscience qui régnait chez les élites de l'époque. Ne peut-on y voir une ressemblance avec notre époque ?
 
(**) : C.Levi-Strauss, "Tristes Tropiques"(1955). Plon, Collection 10/18, page 25-26 .


02 janvier 2024

Les Voeux de Tramezzinimag à nos fidèles lecteurs

 

Bon Ano Novo ! 

Buon Anno a Tutti ! 

Happy New Year ! 

Bonne Année à tous ! 

Godt nytår til alle !

Καλή χρονιά σε όλους !

¡ Feliz Año Nuevo a todos !

שנה טובה לכולם

Новым годом вас всех!

新年明けましておめでとう!

Hyvää uutta vuotta teille kaikille! 

 سال خوبی داشته باشید
 
Et nous vous invitons à redécouvrir les billets anciens (entre 2008 et 2011) que nous avons retrouvés. Notamment cet article du 7 décembre 2010, consacré au «Bal du Siècle» donné par Charles de Beistegui au Palazzo Labia pour mille cinq cents invités : ICI

30 décembre 2023

Une douce paix violette sur le sentier du soir. Journal retrouvé

Un carnet égaré que je croyais perdu et qui a refait surface. J'y avais noté des extraits de mes lectures, quelques adresses, des choses à faire et quelques réflexions au quotidien. Rien qui avait vocation d'être publié sur Tramezzinimag. Pourtant l'entrée du 18 février est en pleine résonance avec les derniers billets publiés récemment et d'autres en élaboration. Je les livre aux lecteurs, conscient de leur imperfections, d'un petit quelque chose d'inachevé, de pas assez travaillé, implorant l'indulgence du lecteur.

 
Samedi 18 février 2023
Ce matin, un début de journée qui ressemble presque à un jour d'avril ou de mai tant le temps est doux, avec en fonds sonore ma chère Radio 2 qui diffuse Do You want To Know A Secret des Beatles, j'avais décidé de ranger les livres qui envahissent sournoisement le moindre recoin de ma domus bordelaise. J'en profite aussi pour trier et ranger des papiers. D'une liasse vient de s'échapper une carte déjà ancienne d'une amie américano-italienne.
 
L'amie qui a quitté depuis plus de vingt ans l'Italie et n'y revient qu'un été sur deux pour retrouver sa famille, a été une des  personnes les plus actives parmi mes amis à soutenir mon projet de m'installer enfin définitivement à Venise. Quand on sait combien il est difficile de s'expatrier - mot mal adapté à ma situation puisque j'ai légalement deux patries, la France et l'Italie - pourtant, en 2019, la décision était quasiment prise. J'arrivais au bout de ce parcours du combattant qu'a été le règlement de ma retraite et tout était en bonne voie pour le 1er octobre 2020. C'est du moins ce qu'on me disait quand je parvenais à avoir quelqu'un au téléphone. Les questions fondamentales semblaient devoir trouver leur réponse : logement, déménagement-emménagement, etc. La machine était en marche : «Venezia, sto arrivando» avais-je sans cesse envie de crier !
 
La crise sanitaire et l'hystérie qui s'empara du monde ont fait retomber le soufflé. Plus d'appartement à louer non meublé en vue qui soit suffisamment vaste pour être partagé, clair, agréable, avec une terrasse ou un jardin, plus de local pour y installer la librairie-galerie-café dont je rêve, etc, etc. Mon installation à Venise n'est toujours qu'un vœu pieux, un doux rêve dont je ne sais plus s'il est réaliste, réalisable et souhaitable. « Me so trovà all’aguasso»*

Datant de la période avant-Covid, la carte de mon amie accompagnait l'envoi du livre de Marlena De Blasi, «A thousand days in Venice», paru il y a une vingtaine d'années (publié en Français par le Mercure de France). J'en avais fait le commentaire en 2009, dans un des Coups de Cœur (N°33) de Tramezzinimag
 
19 février.
Les années passent, mais le désir et le manque de Venise sont toujours là, en dépit de la vie quotidienne, de mes activités. Je suis souvent à Venise, j'y bâtis des projets, participe à des évènements, présent mes idées, rencontre des gens, revois mes amis. Dès que je pose le pied sur le quai de la gare ou sur le tarmac de l'aéroport, je me sens chez moi, à ma place, là d'où je viens. Mais je finis toujours par repartir. C'est un sentiment de trahison, un délit d'abandon... Cette pensée me renvoie à une phrase de Francesco Rapazzini qu'il prononçait souvent et que j'ai retrouvé dans le roman biographique qu'il a consacré à la Venise de sa jeunesse, celle de notre temps :
«Trahi.[...] Comme par quiconque vient ici à Venise puis repart.Comme par quiconque reste ici une semaine, deux semaines, un mois ou six ou un an. Et puis s'en va, retourne à la maison. Chez lui. Trahit Venise, me trahit. Oui, me trahit parce qu(il m'abandonne comme on abandonne u Pour souffrir encore plus, parce que ln amoureux qui finit par se trouver invivable parce que sale, parce qu'ennuyeux, parce que dépassé. Un amoureux sans colonne vertébrale parce que prêt- et il le fait à chaque fois en tout état de cause - à accueillir avec un sourire aimable chaque retour. Si retour il y a. Il l'espère. Parfois en vain, d'autres fois, le débarquement advient à coup sûr. Pour souffrir encore plus parce que la séparation se répètera encore et encore. Et il le sait. « Mais quand reviens-tu ?» : j'en ai assez d'entendre répondre «Bientôt». Parce que«bientôt», c'est quand ? **

Lorsque Francesco m'adressa les épreuves de son récit qu'allait publier Bartillat, je savais de quoi il parlait. Je comprenais très bien ce sentiment puisque moi aussi, après un bien bel été, non pas cela lui du livre, mais un autre, quelques années plus tard, que nous avons partagé, je suis parti sans jamais vraiment revenir. Parti en laissant calle Navarro, Rosa ma mignonne petite chatte grise, mes livres, mes vêtements et ma théière... Je pensais revenir vite, mais je fis comme tous les autres dont il parle.  Je ne suis pas revenu. 
 
Entre temps pour rembourser les frais de cette fameuse Première semaine de Venise à Bordeaux (il n'y en a pas eu d'autres, du moins de cette ampleur...), j'avais repris le petit cabinet de conseil en communication et création d'évènementiels, je m'étais marié... Une dernière fois, juste avant mon mariage, La rédaction de sud-Ouest m'avait demandé de couvrir la 43e Mostra, grand millésime, avec le Lion d'Or au Rayon Vert de Rohmer, Storia d'Amore qui me permit de connaître Valeria Golino, de Room With a View de James Ivory, L'Apiculteur de Theo Angelopoulos, La Puritaine de Doillon, Autour de minuit de Bertrand Tavernier... J'y restais une petite semaine avec mon ami Christophe Airaud comme photographe. Incapable de rien produire de bon, tellement j'étais partagé entre mes engagements en France et mon désir viscéral de reprendre ma vie vénitienne, l'obligation de vider ma chambre dans l'appartement ou j'étais en sous-location à Dorsoduro. et la perspective de mon mariage certes souhaité mais dont je ressentais par avance la déflagration qu'il allait produire sur ma vie d'avant... 
 
Ce fut Venise avec Francesco comme timide ambassadeur, qui vint à moi, trois ans après mon départ. Nous nous étions beaucoup écrit, régulièrement, puis notre correspondance s'échelonna, se ralentit peu à peu, et ce fut le silence. Presque l'oubli... Un matin de janvier 1988, Il frappa à ma porte, comme dans un film. Lui faisait son service militaire quelque part en Savoie et ,profitant d'une permission, il avait sauté dans un train de nuit pour me voir quelques heures.  Je m'apprêtais à partir pour Antibes, retrouver ma jeune épouse et notre fille Margot. C'était quelques semaines après sa naissance. Retrouvailles fleuries et joyeuses, mais trop brèves. Avec son seul sourire, il m'avait apporté l'air, l'atmosphère, les senteurs de Venise. Une joli cadeau, inattendu. Bouleversant de nostalgie aussi. 
 
Nous sommes repartis ensemble dans ce même train de nuit par lequel il était venu quelques jours plus tôt et qui chaque jour allait jusqu'à Trieste et la Yougoslavie, via Marseille, Vintimille, Milan et Venise. Ce fut un véritable déchirement de descendre avant lui qui continuait vers l'Italie et ce monde que j'étais conscient de perdre. Un instant, mais un instant seulement, une micro-seconde peut-être, la tentation fut grande de rester dans ce train, de continuer jusqu'à Venise... Mais le souvenir du sourire épuisé de ma femme après la naissance du bébé, cette petite chose incroyable qui dormait dans ses bras et dont la fragilité nous avait ému aux larmes, ces larmes de joie, cette responsabilité nouvelle, voulue, attendue comme une évidence depuis toujours, ces deux êtres d'amour que je ne pouvais pas trahir...  Venise et mes rêves attendraient...

 [...]
 
No, non avere pauraQuando vai a dormire solaSe la stanza sembra vuotaE se senti il cuore in golaNon avere pauraMi prenderò cura, io di te
No, non avere pauraQuando a un tratto si fa buioE la luna non è accesaE vorresti una parolaMa hai solo un rossettoMi prenderò cura, io di te...
«Non avere paura, mi prendero cura, io di te»... Ces paroles d'une chanson de Tommaso Paradiso résonnent dans ma tête. Parfaite illustration de ce que j'ai ressenti depuis ce matin sur le quai de la gare d'Antibes, quand le train s'ébranla emportant avec mon ami Francesco, toute la Venise et ma vie d'avant. Prendre soin, aimer contre vents et marées, soutenir, portzer et puis un jour laisser partir ceux qui sont nés de nous, de notre amour, de notre folie...
 
A la nostalgie et aux regrets, succéda l'allégresse, et le bonheur m'envahit : il était temps de retrouver les deux femmes de ma vie, de ma nouvelle vie. Cela n'effaçait rien, ne détruisait rien de l'essentiel. Juste la difficulté d'apprendre à me situer dans un ailleurs pourtant tellement souhaité, tellement rêvé... Allégresse autant que chagrin portaient mes pas ce matin d'hiver, sous la lumière incroyablement pure de ce coin du midi. Ma vie désormais nécessitait un changement de décor, avec au milieu le berceau d'une petite créature dont j'étais tombé fou d'amour dès son apparition, dans une clinique de Cannes, le 5 janvier 1988...

cette photographie est les suivantes sont de Serge Assier - Tous Droits Réservés

Quelques années plus tard, lui aussi est parti. Pour éviter de souffrir du départ de tous ceux qui viennent à Venise et semblent vouloir y rester mais finissent toujours par retourner d'où ils viennent... 

Par une sorte de maléfice, moi qui n'ai jamais rien tant souhaité que de poser un jour et à tout jamais mes malles remplies de livres et de souvenirs sur les dalles de la Sérénissime, je trahis sans cesse mon vœu et ma ville, ne réalisant pas l'un et abandonnant l'autre à chaque fois et pleurant de le faire... Mes enfants peut-être, un jour.




20 février.
Parmi les livres à ranger ramenés de ma bibliothèque désormais encartonnée dans un magazzino de Venise, deux ouvrages de Michel Butor. « le Voyageur à la roue» qu'il m'avait envoyé après son passage à Bordeaux pour me remercier de lui avoir fait visiter la ville - fatigué, il ne se sentait pas bien et le temps était tellement mauvais que nous nous sommes contentés de visiter l'abbatiale Sainte Croix. Ce fut un de ses derniers déplacements avant sa mort. J'ai raconté sa venue à Bordeaux  - et « Le Chevalier morose », récit-scénario paru un an après sa disparition, co-écrit avec Mireille Calle-Gruber (Ed. Hermann, 2017).

Cet ouvrage est un bonheur de lecture. Il est illustré par les photographies de Serge Assier, choisies dans l'ouvrage « Les Coulisses de Venise ». Tramezzinimag en montre quelques unes et je reviendrai sur le rapport intime de Michel Butor, voyageur, avec la Sérénissime. Lorsque Antoine Lalanne-Desmet se rendit chez l'écrivain pour l'enregistrer, j'avais prévu de l'accompagner. Je n'ai pas pu. Nous aurions parlé de Venise comme il m'en parla lors de notre promenade bordelaise. Je retrouve dans le Chevalier morose un peu de la conversation que nous avions eu.

 

Nous avions évoqué devant le tableau médiocre de «Saint Mommolin guérissant un possédé» de Guillaume Cureau, un peintre local de la fin du XVIe siècle, récemment rénové qui venait d'être en partie lacéré par des petits voyous tchétchènes du voisinage, la perception de la beauté au fil des âges, l'usage qu'en firent le christianisme, comme le prolongement de la pensée antique. Le sujet me passionnait. C'est cette thématique que j'avais choisi à San Sebastiano, quand je suivais - trop épisodiquement - les cours d'Histoire des Arts. 

Je voulais mettre en avant des évidences de lien, de transmission, entre l'art païen et l'art chrétien byzantin puis européen... Je m'étais plongé dans la peinture du Trecento, cette période incroyable de l'Ars Nova, univers féérique pour le petit étudiant français mal dégrossi que j'étais. Ce quatorzième siècle qui semblait tellement éloigné des temps antiques, grossier, mal débourré que la plupart des intellectuels concevaient comme affadie en comparaison de toutes les somptuosités de la Renaissance à venir. Je me souviens d'une conversation qui portait sur la peinture vénitienne, lors d'un dîner au Palais Polignac. La maîtresse des lieux, l'incomparable duchesse Solange, m'interrogeait sur mes préférences dans l'art ancien.  Je parlais de ce XIVe siècle que je découvrais avec passion. Elle me fit répéter, « vous voulez dire le quattrocento, Laurent ?», « - Non, non Madame la duchesse, le trecento, avec ses ors et ses visages figés qui pourtant s'animent et semblent venir de bien plus loin que les temps précédents, comme un pont entre l'art antique et nous». Et je citais Paolo et Lorenzo Veneziano, Jacobo Del Fiore, m'agitais tellement que j'en faisais tomber ma serviette et failli renverser mon verre que je secouais trop vivement. On n'en voulu pas trop de cet éclat, puisque je fus par la suite souvent convié au Palais. On eut l'indulgence de ne pas me tenir rigueur de m'être emporté. Une simple conversation de courtoisie autour de la table ducale se devait de ne rien bousculer des usages et de la bienséance...

Nous eûmes l'occasion de poursuivre le débat, j'expliquais à la duchesse combien je trouvais fascinante cette peinture, à la fois hiératique et naïve, pompeuse et rustique, mais remplie d'une fougue contenue, d'une modernité en train de mûrir surgie du monde byzantin qui m'a toujours fasciné... 

«Lors de mon premier voyage à Venise, il y a plus de cinquante ans,il y avait au Palais des Doges, sous l'invocation de Marco Polo, une magnifique exposition sur la Chine.Venise m'apparaissait déjà comme une charnière, comme un hublot par lequel épier un monde dans l'autre, le trou de serrure...»***

Mes propos amusèrent Butor. Il évoqua l'art asiatique et me parla de cette fameuse exposition de 1954 au Palais des doges qui l'avait beaucoup marqué et montrait à l'évidence le rôle fondemental de Venise dans l'art et la propagation des idées. 

Je jubilais : cette idée de Venise-laboratoire, lieu d'innovation, d'invention dont la connaissance ne peut qu'aider le reste du monde dans ses réflexions, ses problèmes... Dans tous les domaines, Venise montre l'exemple, qu'il soit bon et à suivre, ou mauvais et à éviter. 

Les religions, l'art, la beauté...Vastes sujets. Je n'avais que vaguement entendu parler de l'exposition qu'il évoquait, mais je me souviens de celle qui fut organisé par les Présidents Sandro Pertini et François Mitterrand en 1983, «7000 ans de Chine à Venise». Près de quarante après, cette somptueuse exposition prolongeait celle qui fascina Butor et qu'il évoque dans le petit texte introduisant le Récit-Scénario évoqué plus haut.***

 

 ____ 

Notes :


*   Traduction : Je suis à la rue, sans domicile. (Mode de dire en dialecte.)

**  Francesco Rapazzini, «Un été vénitien»,(Bartillat, Paris 2018), p.181

*** Michel Butor, Le Chevalier morose, (Hermann,Editeurs,2017), p.18

23 décembre 2023

En dépit de tout, que la joie de Noël illumine nos jours !

Brouillard à Venise. ©Alexandra E Rust. 2023.
 
On trouvait le mois de décembre long à démarrer et les Fêtes paraissaient encore très loin. Mais non, nous y sommes. Venise est une ville où le Temps de Noël prend vraiment sa signification, comme ailleurs en Autriche, en Suisse, dans les pays germaniques, scandinaves et bien sûr chez les britanniques.

Depuis plusieurs années le marché de Noël concurrence ceux qu'on trouve depuis des lustres dans ces pays. La lumière se fait presque monochrome et il y a dans l'air quelque chose d'encore plus magique. Babbo Natale est en bon terme avec la Befana et Saint Nicolas est aussi dans les parages...

Je n'ai pas souvent fêté Noël à Venise - la Befana oui, de nombreuses fois - Mais la messe de minuit, les cadeaux sous le sapin, le lait et les biscuits sur la cheminée pour le Père Noël, grand amateur de Digestive Mc Vities.

Un raté dans mon existence. Le rêve ancien (il date de mon adolescence) de voir naître et grandir mes enfants à Venise ne s'est pas réalisé. Dans une autre vie peut-être, mais encore faut il croire que nous en avons plusieurs... Voir grandir ses enfants dans ce lieu unique, hors du monde et pourtant au centre de tout, et donc d'y vivre ce moment magique avec eux n'a encore jamais pu se réaliser. Les enfants grandissent et s'en vont, rien de plus naturel. 

Organiser des retrouvailles pour fêter la naissance du Christ et la joie d'être ensemble, de former une famille, devient plus difficile avec les années. Il y a les conjoints et compagnons dont les familles souhaitent aussi la présence. La plupart du temps, un système d'alternance se met en place. Quand on a la chance de tous vivre non loin les uns des autres, on s'entend pour que la veille de Noël se déroule à tour de rôle chez les parents de l'un et le jour de Noël chez ceux de l'autre. Ou bien, ceux qui ne peuvent se déplacer, qui ne viennent pas, sont là pour la Saint-Sylvestre. Combien cela doit être compliqué pour les familles recomposées quand les enfants se marient, et qu'ils ont à leur tour des enfants... Nous sommes nombreux à connaître cela.


Il y aurait bien une autre solution puisque nous venons de traditions plurielles : Fêter ces moments uniques dans l'année à des dates différentes, celles les plus commodes pour chacun : pour la Saint-Nicolas, le 6 décembre, les 24 et 25 décembre comme nous le faisons depuis toujours, mais aussi le 5 janvier, pour la Befana, qui est aussi le jour des Rois... 

Trois fêtes merveilleuses, trois dates cohérentes pour les enfants qui, vivant naturellement les moments joyeux en famille n'en perçoivent pas la rareté et l'impermanence. Joie de l'enfance innocente qui ne peut concevoir que rien jamais ne dure et que tout cesse un jour. Mais pour parvenir à se réunir ainsi, il faut une volonté active de la part de tous les concernés. Et ce n'est pas évident.

Les temps changent et nous changeons aussi, parce que nous vieillissons, parce nous y sommes contraints, que les mentalités évoluent face à un noyau familial qui est activement ou passivement remis en cause. On ne voit plus que ce qu'il peut produire de terrible et de négatif.  

Mais peu importe ce que nous aimerions, il nous faut vivre sans nostalgie ni regret, dans l'espérance et la joie. Nous ne savons pas pour combien de temps nous sommes là, alors Carpe Diem, jouissons en simplicité de ce qui nous est offert. Le mieux étant l'ennemi du bien, réjouissons-nous devant les yeux émerveillés des enfants, devant leur plaisir, sous le regard bienveillant et ému de leurs parents, tout comme nous quand ces parents n'étaient encore que nos enfants.

Bonne Fête de Noël à tous nos lecteurs !

Éclairage du sapin 2023 sur la Piazza par le maire Brugnaro

Le Campo San Luca et ses illuminations





18 décembre 2023

Des nouvelles de Tramezzinimag

Trop peu actif et peut-être passé de mode quand la mode est aux choses courtes et vite lues, Tramezzinimag n'a plus l'importance qu'il avait avant la disparition de sa première version dont nous avons renoncé à savoir la cause ou la raison. Pas de complotisme à la rédaction qui elle aussi s'est réduite à votre serviteur, son fondateur et à des intervenants ponctuels, qui le plus souvent spontanément proposent des images ou des textes. Mais ceci posé, l'énergie demeure et l'envie de poursuivre aussi !

Si l'objectif n'est pas de reconquérir un lectorat conséquent comme ce fut le cas jusqu'en 2016, avec plus de 2000 visiteurs quotidiens et les Il ne sont plus que 72 en 2023, mais on ne va pas pleurer, ces abonnés sont fidèles et nous les en remercions. Le bonheur d'écrire sur Venise, de montrer la ville telle que nous la vivons, de contribuer à donner des informations avérées, vécues quand la plupart des médias répandent de l'à-peu-près et le plaisir aussi de raconter ce lien très fort qui nous unit à la cité des doges. 

Il y a aussi la satisfaction d'avoir été des précurseurs. Parmi les instigateurs d'une nouvelle vision de la Sérénissime, à une époque ou l'opinion générale véhiculée par la presse n'envisageait que les pigeons de la Piazza, l'enfoncement inexorable de la ville, l'acqua alta, le carnaval et la puanteur des canaux... Fierté donc, d'avoir été les premiers à montrer une Venise vivante, dynamique, jeune, de parler de la Movida estudiantine, et de dire la nécessité de s'intéresser à la lagune et à son fonctionnement, sa flore et sa faune avant de pérorer sur les moyens et les outils pour une vraie sauvegarde de la ville; fierté d'avoir été les premiers à alerter les amoureux de Venise sur les dangers du tourisme de masse et de son inutilité même pour les vénitiens, à relayer les voix qui s'élevaient devant le danger des grands navires, etc. RTS, RFI, France Télévision, Canal Plus, mais aussi France Inter et France Culture ont utilisé nos publications, pris nos conseils et nous ont sollicité pour des émissions et des entretiens.

Premier blog sur Venise, présenté depuis l'origine (mai 2005) comme la première Revue en ligne des fous de Venise, Tramezzinimag a ouvert la route à tous les autres, et il y en a eu des sites splendides animés par des vénitiens de coeur ou de sang, tous devenus des amis au fil du temps. Certains nous ont quitté, d'autres ont arrêté, quelques uns résistent. 

«Qui Viviamo Bene», Venezia, Santa Marta, septembre 2016 - ©quiviviamobene

La machine était lancée, déployant tous des informations vraies sur les problèmes de Venise et sur le fait qu'«à Venise on vit bien» *

Pourtant on entend partout que les lecteurs se détournent désormais des textes longs, détaillés, documentés. il faut de l'évènement qui frappe, resplendit en quelques lignes et si possibles du visuel qui marque les esprits...  Alors, les blogs composés de longs billets qui il y a encore quelques années faisaient le bonheur des enseignants et que suivaient leurs élèves, nous interrogeant souvent avant un voyage, un exposé ou même un projet de documentaire, doivent-ils disparaître et nous mettre tous à faire du pré-digéré, simples annexes de l'univers Wiki-Google ? 

« Si nous devions en parler aujourd'hui avec un membre de la génération Z, il nous désignerait probablement comme des "boomers", quelqu'un qui s'est attaché à quelque chose de déjà "vieux", un peu comme nos parents lorsqu'ils racontaient avec fierté les appels téléphoniques à pièces dans les cabines téléphoniques.» lit-on sur un site italien, leader dans la création et le design des outils de développement de marques. Celui qui a écrit ces lignes n'a pas trente ans.

Dont acte. Tramezzinimag poursuit ses publications, continue de solliciter des plumes et des illustrateurs, dessinateurs, photographes, pour égayer nos pages et présenter Venise autrement. Nous poursuivons aussi, laborieusement, le repêchage des billets perdus avec la disparition soudaine du blog en 2016. Depuis quelques semaines, de nouvelles sources ont permis de rajouter une trentaine de billets des premières années. Nous nous attaquons maintenant à remplir les manques des années 2008 à 2011. Quand ce travail de fourmi sera achevé, nous publierons un sommaire détaillé de toutes les pages publiées depuis 2005.

Autre grande joie : nous avons pu republier l'ensemble des commentaires de l'époque que les premiers forages dans les profondeurs du Net n'avaient pas permis de mettre à jour. De même pour les illustrations originales, le fonds iconographique est en voie de récupération totale.

Vos contributions sont toutes les bienvenues : idées d'articles, dessins, photographies, suggestions, compte-rendus de films ou de disques en rapport avec Venise. Et puis vos dons pour permettre d'éditer les publications en cours de préparation et couvrir les frais de recherches et de remise en état des archives repêchées. Nous reviendrons sur les éditions Tramezzinimag devenues officiellement les Edizione Deltae, dont le siège est à Venise.


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Notes

* Clin d’œil au très documenté, dynamique et joyeux blog et site Instagram, @Quiviviamobene baptisé suite à l'apparition d'un tag joyeux un jour sur la paroi d'un immeuble du côté de Santa Marta. Animés par la très solaire Ilona Gault, pianiste et traductrice et son père, Philippe Gault, ancien dirigeant de radios, tous les deux devenus de vrais vénitiens au quotidien, qui diffusent d'excellents podcasts toujours bien documentés et basés sur des données vérifiées (ce qui est rarement le cas dans les (im-)média(-ts) d'aujourd'hui et publient aussi des vidéos et des photos de qualité. Ces deux-là ont l’œil, sans flagornerie aucune. Nous ne partageons pas toujours leur position mais leur travail est remarquable. Et joyeux.

08 octobre 2023

Occuper sa raison d'utiles rêveries... (1)

Un petit texte retrouvé (4 juin 2023)

«...Tantôt, un livre en main, errant dans les prairies,
J'occupe ma raison d'utiles rêveries :
Tantôt, cherchant la fin d'un vers que je construis,
Je trouve au coin d'un bois le mot qui m'avait fui ;
Quelquefois, aux appas d'un hameçon perfide,
J'amorce en badinant le poisson trop avide ;
Ou d'un plomb qui suit l'œil, et part avec l'éclair,
Je vais faire la guerre aux habitants de l'air.
Une table au retour, propre et non magnifique,
Nous présente un repas agréable et rustique...»


Toujours ces vers de Monsieur Boileau-Despréaux qui reviennent sur mes lèvres...Puisque je vis seul et que les enfants devenus grands sont partis vivre leur vie, j'occupe souvent mes dimanches à rouvrir tiroirs et malles sous prétexte de faire du tri, d'alléger ce qu'on entasse tout au long d'une vie. Longtemps, ce tri pourtant nécessaire m'était impossible. Alors, je classais comme on nous l'avait appris à Sciences Po : par période, par thème, par lieu. Dossiers, fiches, albums, carnets... des boites et des boites se sont ainsi entassées au fil des années.

Désormais, c'est d'un vrai nettoyage dont il s'agit et je n'hésite plus à jeter. Cela prend du temps car il n'est pas question de tout mettre à la poubelle sans regarder le contenu de toutes ces liasses de documents, ces boites bourrées de photographies, de cartes postales, de lettres. Après tout, ce sont les souvenirs d'une vie. 

C'est ainsi que dimanche dernier, après mon tour hebdomadaire au marché, après le rituel du café avec les amis rencontrés, le déjeuner le plus souvent solitaire - je n'aime pas trop aller déjeuner chez des amis le dimanche - suivi de la sieste quotidienne, j'ai ouvert mes boites de Pandore. La météo était propice. Après une belle matinée ensoleillée pour fêter la Sainte Trinité et les mamans de l'Hexagone, le ciel s'est soudain assombri, puis l'orage tant attendu a éclaté. Pas de remords du coup de n'être pas ressorti. Rien de mieux à faire que me replonger dans les recoins de mon passé. Comme un retour au pays.

«Un paese ci vuole, non fosse che per il gusto di andarsene via. 
Un paese vuol dire  non essere soli »[...] 
(Cesare Pavese)*

Puisque je partais quelques jours plus tard pour Venise, je regardais du côté des mes archives vénitiennes. Non, je ne suis pas obsédé, mais deux périodes de ma vie d'adolescent puis de jeune homme, sont marquées chacune par une ville littéralement adorée, bien que je sache, tellement on me l'a répété, qu'« on n'adore que Dieu »... Ces deux cités chères à mon coeur, sont deux capitales de deux empires. Londres et Venise, puisque ce sont elles mes élues, ont une place essentielle dans mon univers personnel. Toutes deux en cinquante ans ont bien changé mais l'essentiel, ce qui a fait leur âme, palpite toujours au-delà des modes et des caprices des hommes.

Je les ai connues pratiquement en même temps, du moins à quelques années près. Dans cette période commune à tous où tout se joue en nous. Ma vie n'aurait pas été la même sans elles. Peut-être aurai-je pu être influencé par d'autres lieux. Peut-être l'ai-je été sans m'en rendre vraiment compte : Istanbul, Salzbourg, Lisbonne, Naples, Athènes... « N'importe quelle autre ville aurait pu faire l'affaire » me disent parfois les gens... Pourtant je suis convaincu que chacun a son Ithaque dont il découvre un jour la présence tout au fond de lui-même. 

J'étais encore trop jeune pour lire Simone Weil (**) et me demander pourquoi Ulysse s'était-il fait attacher au mât de son bateau, trop jeune pour réaliser que ce les sirènes proposaient au héros ce n'était pas le plaisir mais la connaissance. Alors pourquoi s'est-il fait attacher ? Toutes ces réflexions vinrent plus tard. Je l'avais trouvée Ithaque, en deux versions même, dans deux mondes différents. Une ville du Nord et une au Sud. A leur manière, toutes les deux m'ont offert plaisir et connaissance...

Dans chacune de ces deux villes, je me suis retrouvé livré à moi-même. J'y étais seul et très jeune. Personne pour me tenir la main ou me taper sur les doigts. Je n'en maîtrisais pas encore la langue ni les usages. Toutes deux sont des capitales avec des relents parfois de village et toutes deux ne m'ont jamais montré la moindre hostilité. Très vite, je m'y suis senti al mio agio (*). Bien, mais pourquoi ? pour quelle mystérieuse raison ai-je ressenti cet impérieux besoin de m'intégrer corps et âme en elles, de ne plus faire qu'un avec elles ? Les années passent mais je n'ai toujours pas la réponse.

Dans la Plage, ce court texte de l'immense Cesare Pavese, on fuit Ithaque pour mieux se connaître, pour avancer et se construire. Quand on y revient, on a l'impression, à chaque fois, de n'être jamais vraiment parti. Les êtres et les lieux qu'on a laissé changent, disparaissent même, mais une partie de nous-même s'épanouit à nouveau, comme les fleurs s'ouvrent le matin après la rosée nocturne.

«Un pays ça veut dire ne pas être seul», écrit Pavese, «et savoir que chez les gens, dans les arbres, dans la terre, il y a quelque chose de vous,qui, même quand on n'est pas là, vous attend patiemment. Mais ce n'est pas facile d'y vivre tranquillement.» Combien je me reconnais dans ces propos.

Les lecteurs de Tramezzinimag savent combien mon coeur balance entre le quotidien de ma vie en France et l'impératif besoin - que beaucoup partagent - de revenir encore et toujours à Venise, avec toujours à l'esprit l'idée d'enfin tout faire pour m'y installer, ne plus repartir. A chacun de mes séjours, une voix intérieure exprime cette certitude : « Cette fois mon garçon, c'est la bonne !» 

Mais quelle mauvaise fée me renvoie à chaque fois et sème sous mes pas des tas d'obstacles inattendus ? C'est en continuant le tri de mes affaires, que je me propose de poursuivre ma réflexion et de vous faire part de l'avancée de mon cogito. En espérant ne pas vous lasser bien sûr !

à suivre..

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Notes :

«Il faut avoir un pays, ne serait-ce que pour le plaisir d'en partir. Un pays, ça veut dire ne pas être seul...» Cesare Pavese, «La Spiaggia» (La Plage).

**  Simone Weil, «L'Iliade ou le Poème de la force» (publié dans Les Cahiers du Sud de décembre 1940 à janvier 1941 sous le nom de Émile Novis.

*** Al mio agio : à mon aise.





02 août 2023

Tramezzinimag retrouve ses billets perdus en 2015

Les plus anciens et fidèles lecteurs de Tramezzinimag, (l'original, celui qui avait fêté l'année précédente (le 7 mai 2015) ses dix ans d'existence, avec ses nombreux abonnés et comptabilisait presque 2.000.000 de visiteurs depuis ses timides débuts en 2005, quand on se battait pour ce que l'Europe allait devenir ou ce que nous ne voulions pas qu'elle devienne...) se souviennent du drame. 

Un beau soir d'été que ce 23 juillet 2016. Après une partie de la journée passée à la plage, je m'apprêtais depuis la salle d'informatique de la Querini Stampalia (la fibre était toujours en cours d'installation à Sant'Angelo), à lire les commentaires sur les derniers billets et à mettre en ligne un nouveau billet quand j'eus la très mauvaise surprise de voir s'afficher cet horrible message :

Panique à bord. Gros coup au coeur, grande tristesse, puis énorme colère. Après le découragement et une pensée pour Lord Baden-Powell et son très beau texte «Tu seras un homme mon fils», je me retroussai les manches et pendant plusieurs mois je remuais ciel et terre, appelant les ministères, l'ambassade des États-Unis, mes contacts à New York et en Californie, ameutant amis, famille, lecteurs, pour tenter de parvenir à trouver un interlocuteur chez Google et récupérer mes données perdues (l'ensemble de mes archives photos qui étaient stockées sur Google Photo avait été avalé dans l'effondrement et mes boites-mails avaient sombré aussi). Il y avait bien derrière tout cela quelqu'un qui soit avait fait une erreur, soit avait réglé son compte à Tramezzinimag et effacé en appuyant sur une touche de son ordinateur dix ans de travail...

Pour ne pas laisser mes lecteurs sans explication, je publiais un communiqué sur Facebook,puis je repris un blog ailleurs que chez Google avec le même titre et lançais un avis. Une sorte de « Coucou, N'ayez pas peur, les amis, la maison s'est effondrée mais nous sommes encore vivants, amochés mais vivants ! » Et les messages ont afflué de partout, d'abonnés, d'amis et d'inconnus. Tous se désolaient de la disparition, tous m'encourageaient, me soutenaient. 

Plusieurs lecteurs m'envoyèrent des enregistrements du blog, des captures d'écran, des photos et des vidéos venant du blog défunt. On me signala l'existence du site Wayback Machine, les archives d'internet. Un lecteur fonctionnaire au ministère de la Culture m'adressa une liste de liens et le nom de plusieurs responsables de Google avec qui il avait déjà eu à faire. Un cousin avocat à New York se proposa pour monter un dossier. Mon député ne répondit jamais à mon courrier, pas plus que l'ambassadeur des États-Unis ou le ministre français de la culture... J'hésitais un moment à m'adresser au président de la République ! 

Toute une armée de volontaires m'aida ainsi et peu à peu, sans que Google jamais ne bouge ni ne réponde évidemment - qu'étions-nous après tout, Tramezzinimag petit blog sur Venise qui ne rapportait rien à personne et ne révolutionnait pas le monde de la finance ou du commerce ? - aux nouveaux billets se rajoutèrent les certains textes anciens retrouvés. Il en manque encore. A sa disparition Tramezzinimag I était riche de 2268 messages si on se réfère au dernier archivage de Wayback Machine (avril 2016). Tramezzinimag II, sur la même période (7 mai 2005 - 23 juillet 2016) n'en compte que 1292... C'est déjà beaucoup mais il reste 976 billets encore à retrouver et Wayback Machine n'a pas couvert toutes les années du blog !

Récemment, un de mes plus anciens lecteurs et soutien m'a adressé une douzaine de copies d'écran. Inscrit, il recevait par mail les articles et avait pris l'habitude de les collationner. Il a été ainsi facile de remettre en ligne l'intégralité des articles dont il avait la trace, illustrations et vidéos comprises. e fut un long travail de relecture et de correction parfois. Voilà douze billets retrouvés pour 2013 et 2014. Plus que 964 à refaire jaillir des limbes googlesques et le site sera de nouveau complet.

Il ne manquera plus qu'à retrouver les abonnés égarés en chemin et tenter de «booster» le lectorat réduit à une petite centaine de lecteurs chaque jour... Les temps ont changé, on ne peut le nier. Mais Tramezzinimag II continue d'exister, par passion et amour pour la Sérénissime, avec le soutien de ses lecteurs. Vos commentaires et vos messages sont un encouragement. Je vous en remercie. Continuez, faites nous connaître et racontez cette triste aventure !


Parce qu'elle m'inspire joie et sérénité en même temps que force et vigueur, laissez-moi conclure avec cette  magnifique toile de Sigrid Gloerfeldt, exposée dans la belle salle d'exposition du Palais Contarini-Polignac, chez Roger de Montebello en avril dernier. Tramezzinimag reviendra sur cette artiste dans un prochain billet.

30 mars 2023

Orafi, argentieri, les maîtres vénitiens de Sant'Antonio


En passant l'autre jour devant l'église San Salvador, perdu dans mes rêveries
comme souvent, j'ai soudain vu, comme sur un film qui aurait été projeté dans l'air, une scène de l'ancienne Venise... A la place des hordes de touristes qui se bousculaient, les uns pour rejoindre San Marco qui est à deux pas, les autres pour regagner la Stazione avec leurs épouvantables valises à roulettes, se déroulait devant mes yeux une procession d'un tout autre ordre.

Il y avait des pages en vêtements chamarrés, des trompettes et des fifres, des provéditeurs et autres hauts fonctionnaires de rouge vêtus, qui précédaient le doge qu'un gonfalon doré protégeait du soleil déjà chaud de ce matin de mai... La foule applaudissait, tous ces personnages gonflés de leur importance passaient devant moi et l'image se mélangeait à celle du campo plein de touristes. J'ai entendu tellement de fois le récit de ces grandes cérémonies que la République prenait grand soin à organiser, que tout se mêlait dans ma tête pendant que je marchais pour rejoindre des amis qui m'attendaient non loin de là. Des hommes vêtus de couleur sombre portaient sur une civière dorée la statue de Saint Antoine, d'autres tenaient des coussins de velours sur lesquels on avait posé de splendides objets d'or et d'argent, calices, reliquaires, coupes et autres pièces incroyablement belles.

Tout ce petit monde se rendait dans l'église. Mais quel était donc l'objet de cette cérémonie ? Sant' Antonio Abate était le patron des orfèvres, mais leur scuola était au Rialto, là-même où la plupart avaient leur boutique et leurs ateliers. J'avais souvent montré quand je guidais les hôtes illustres du Palais Clari - la légation de France - l'immeuble qui abritait l'auberge de la confrérie avec le portone où on peut toujours voir les initiales S O en fer forgé pour Schola dei Oresi. Ils avaient leur chapelle dédiée dans l'antique église S. Giacomo di Rialto, à gauche de l'autel central, avec un magnifique statue du saint entre deux anges portant sa mitre, réalisée par Girolamo Campagna
 
Je cherchais à comprendre d'où surgissait ce qui n'était qu'une vision et que j'avais pourtant si clairement devant moi. En fait, je venais de passer devant la vitrine magnifiquement surchargée de Bastianello, sur la Merceria Due Aprile. Les somptueux bijoux qui y sont exposés, les pièces d'orfèvrerie et les icônes couvertes de plaques d'argent doré ont amené mon cerveau à rouvrir des cases fermées depuis pas mal de temps, et notamment celle qui concerne le trésor de San Salvador, visité une fois il y a longtemps, et celui de la pala d'argent doré que cache la plupart du temps la magnifique Transfiguration du Titien qui lui sert de protection.

Ce trésor est composé d'une centaine d'objets de culte et de décoration d'autel réalisés du XIVe au XIXe siècles par ces talentueux orfèvres vénitiens, les orafi comme on dit en dialecte. Des objets magnifiquement ciselés, somptueuses pièces dont la pala est l'exemple le plus abouti, après celle de San Marco (à ma connaissance, il n'y en a que deux à Venise). Créés par des artistes-artisans - c'était souvent la même chose autrefois, avant que le pratique et le profit ne dominent la création - ils sont l'expression non seulement d'un savoir-faire incroyable, mais aussi d'une profonde piété, où le respect des rites se mêlait à un grand sens du beau et de l'esthétique. Une manière de rendre grâce au Créateur en lui offrant de beaux objets destinés à son culte, maigre et humble image de la beauté de sa Création. Les temps ont bien changé, vous ne trouvez pas ? 


Mais revenons à mon rêve éveillé et aux orafi. Sur la gravure de Visentini ci-dessus, détail d'une vue du campo San Salvador aux milieu du XVIIIe siècle, on voit une échoppe d'orfèvre. Était-ce celle de la riche famille Candoni qui officia sur plusieurs générations (jusqu'en 1790 !), à l'enseigne Al San Bortolomio ou bien plutôt la bottega Alla Generosità de Francesco Dolfin ou encore celle de Lunardo Cherubini dont le magasin se nommait Alla Religione et dont l'activité survécut à la chute de la République ? Nous sommes après tout dans le prolongement du Rialto. Sur le pont et bien sûr de l'autre côté, dans la ruga qui leu était dédiée, il y avait de nombreuses boutiques d'orfèvrerie. 
 

La mariegola conservée - comme toutes les autres règles des confréries vénitiennes - recense les métiers liés aux métaux précieux que les artisans vénitiens travaillaient. Tous étaient réunis dans le même quartier comme cela était courant autrefois. Ainsi, autour des orafi et des argentieri, il y avait les tailleurs de pierres précieuses et semi-précieuses, les ciseleurs, ceux qui tournaient l'ivoire, l'ambre et l'écaille, les horlogers, etc. On venait de loin pour faire exécuter bijoux et objets. Louis XIV qui aimait les métaux précieux (sa collection de mobilier en argent massif était unique au monde) avait lancé cette mode qui se répandit dans toute l'Europe. Une célèbre boutique de la Spadaria, celle du maître Antonio Conba, portait d'ailleurs le nom Al Re di Francia.


L'air et l'atmosphère de Venise favorisent ces rêves éveillés, visions d'un monde que nous connaissons par les récits, les peintures et les gravures que nous ont laissées les anciens. J'ai toujours été convaincu - croyance qui remonte à ma petite enfance et se base sur de nombreuses expériences vécues - que dans notre sang coule aussi la mémoire de ceux qui ont vécu avant nous. Comment expliquer autrement ces moments uniques où, arrivant quelque part pour la première fois, on se sent chez soi depuis toujours et on reconnait tout, l'air et la lumière nous sont familiers... Cette procession qui défilait l'autre matin devant mes yeux, mêlant des personnages de l'antique République et les hordes de touristes, ce n'était pas seulement le produit de mon imagination, mais un souvenir venu de très loin avant vous et moi.
 
 
Librement inspiré de l'ouvrage de Piero Pazzi, Dizionario aureo, orefici, argentieri, gioiellieri, diamantai, peltrai, orologiai, tornitori d’avorio nei territori della Repubblica Veneta, Edizione Piero Pazzi, 1998.