20 mars 2016

Commencements d'un roman...

à Ugo, si d'aventure il passait par ce site... 
 

«La nuit tombée, les volets clos et le chat qui s'endort près du feu, tout concourt à bâtir autour de moi cette paix propice aux examens de conscience. Dehors, la pluie, une voiture qui passe, le bruit des pas d'un passant qui s'éloigne. Une sorte de paix. Le silence... Les notes joyeuses du concerto grosso de Corelli me renvoient mon image un peu déformée. Celui que j'étais il y a de nombreuses années. 
C'était un jour d'été. Vers les quatre heures de l'après-midi. La plage encore tranquille semblait artificielle. Rien ne bougeait. La mer était limpide et calme. Quelques cris (des enfants qui jouaient) se mêlaient au chant des oiseaux. Quelqu'un quelque part écoutait cette musique de Corelli. Je revois tout comme les images d'un film. L'air était comme l'eau, limpide, brillant. Un bateau fendait l'horizon, petite silhouette noire qui semblait suspendue dans l'air...»
Il y a trente cinq ans, jeune étudiant encore, je m'installais à Venise. Le hasard ou la Providence ? Les lecteurs de mon modeste Venise l'hiver et l'été, de près ou de loin en savent l'histoire. Improvisé correspondant de presse pour un grand quotidien régional français par la volonté de son rédacteur en chef, apprenti galeriste, drogman du consulat, répétiteur auprès de collégiens doués et capricieux, homme à tout faire dans une pensione, je n'avais qu'une obsession : écrire.
 
Un bouquiniste qui possédait un étal ambulant du côté du campo Santi Apostoli mettait de côté pour moi des ouvrages de littérature. Nous avions discuté souvent, dans la rue, au milieu des passants mais le plus souvent devant un café ou un verre de blanc. Il était passionné par les antiques et en connaissait un rayon sur les romans modernes, français et italiens. Grâce à lui j'ai découvert des textes étonnants qui ont marqué mon style et mes idées. Hélas, combien d'essais, de déconvenues, de désenchantement. Je ne parvenais à rien et le peu que je produisais ne valait pas tripette. Il m'encouragea cependant. 
 
Puis un jour, rejetant toutes les mauvaises raisons, les alibis qui ne servaient en fait qu'à cacher ma peur de découvrir que je n'avais aucun talent et que je perdais mon temps, je me suis enfermé trois longues journées avec une provision de thé et de biscuits.

Il faisait terriblement froid. Brume, vent glacé, pluie battante. Le petit taudis où je vivais était un havre de paix. Ses deux fenêtres donnaient sur un jardin abandonné où venaient jouer des enfants parfois mais qui restait le domaine des chats du quartier. J'aimais l'odeur qui montait des massifs recouverts de mauvaises herbes. il y avait plusieurs lauriers, un romarin de la lavande aussi et de la sauge, cette plante qui se sent tellement à l'aise sur la lagune. Un bout de nature comme décor, c'était du luxe. Un vieux fourneau me servait de poêle. Les parois de bois et de briques étaient recouvertes de tentures et de plaids, partout des cartes postales reproduisant des œuvres d'art, quelques gravures chinées ça et là et deux ou trois petites lampes, donnaient à la pièce un air cosy. Mon lit servait de divan, une planche de bureau et trois étagères servaient de bibliothèque et de commode. Simple, spartiate mais chaud. 
 
Ainsi confortablement installé (je portais tout de même deux gros pulls sous ma vieille robe de chambre et de grosses chaussettes de laine), mon tabac à portée, je pouvais me mettre au travail. On m'avait offert une petite machine à écrire . Une Remington portable. J'en étais fier, avec son écrin blanc bordé de rouge. je l'amenais partout. Nous étions ainsi plusieurs à la terrasse du Cucciolo à travailler face à la Giudecca. Nous nous prenions au sérieux. J'avais récupéré des feuilles de papier à l'en-tête d'un artisan couvreur. Et je me lançais.

Mais ces lignes ne sont pas l'expression d'une quelconque nostalgie. nulle mélancolie dans mes propos. L'esprit ancien-combattant ne présagerait rien de bon. j'ai tout de même quelques prétentions. Bien que l'âge soit venu - mais que veut dire cette expression en vérité ? - et qu'il me semble que bien des choses allaient mieux autrefois, je fais encore partie de ces hommes mûrs - je suis bien obligé de concéder en être - qui croient encore à l'avenir et veulent poursuivre leur chemin. Dieu voulant, j'espère pouvoir encore apporter ma contribution à la vie, au monde.
 
Matzneff écrivait à vingt cinq ans qu'il voulait «faire des enfants à l'humanité» à défaut d'en faire en chair et en os. En dépit de ce que les culs-de-plomb et les pisse-vinaigres peuvent penser, sa progéniture est pour le moins réussie et combien elle contient de trésors qui continueront de dominer longtemps le paysage littéraire francophone. Combien de jeunes gens trouveront dans sa prose ce que j'y ai trouvé, la justification de mes engagements, de mes refus, de ma liberté, cette diététique de la vie qu'il défend depuis toujours, ce comportement aristocratique pétri d'humanisme et de sollicitude pour les misères du monde. Je n'ai jamais espéré atteindre la perfection de sa langue pas plus que je crois pouvoir un jour avoir son talent.

Les différents volumes de son journal en tout cas trônaient sur les rayonnages de ma modeste bibliothèque, à côté de Rilke, Hölderlin, Saint-John Perse, des romanciers et poètes russes  (leur découverte, c'est à Matzneff que je la dois : Chestov, Lermontov, Pouchkine, Dostoïevski, TolstoÏ...), et les classiques, que le bouquiniste de Santi Apostoli m'avait aidé à enrichir avec une superbe édition cartonnée de l'Anthologie Palatine traduite en italien. Tacite figurait en tête de mes favoris. ses Annales furent longtemps mon livre de chevet. il y avait, pêle-mêle : Lucrèce, Pétrone, Salluste, Tacite, La Guerre des Gaules, Horace... La Tour du Pin était mon poète favori, avec Francis Jammes. J'avais du mal avec Baudelaire comme avec Rimbaud. Les deux me troublaient sans que je sache encore bien pourquoi. 
 

Je me régalais à la Querini Stampalia des ouvrages d'Henri de Régnier, Vaudoyer et Barrès sur Venise. Amori et Dolori sacrum fut en même temps que les Cahiers de Malte Laurids Brigge ma lecture de cet hiver. Mais mon ambition était d'écrire un roman. Mon roman. J'avais une idée depuis longtemps qui mêlait les quelques expériences de ma vie de jeune homme ordinaire à une histoire véritable qu'on avait plusieurs fois évoqué dans ma famille. L'histoire d'un lointain parent. Mystérieuse aventure. Brillant, riche, il écrivait, il voyageait. J'avais lu quelques cartes qu'il avait envoyé à ma grand-mère, des feuillets remplis de vers à la Hérédia. On m'avait parlé de son journal tenu pendant des années et qui s'interrompait soudain avant son ultime voyage. Il était parti pour un tour en Méditerranée et ne revint jamais. Sa trace se perd entre Venise et Alexandrie... Ce personnage me fascinait.

Trente-cinq ans plus tard, j'ai toujours une chemise épaisse remplie de mes notes concernant ce projet. Des chapitres entiers écrits lorsque j'avais vingt ans... Des bribes de manuscrits, des lettres, des photos, des cartes postales. Beau matériau en vérité. Mais peut-on reprendre si longtemps après un travail jamais achevé. Suis-je dans le même état d'esprit que celui du garçon plein d'ambition que j'étais à Venise ? Certainement pas. Moins de fulgurance. Davantage de doutes. Alors j'hésite et j'en fais part à mes lecteurs. Pourtant je me dis que laisser tomber reviendrait en fait à faire mourir une deuxième fois ce personnage qui occupa mon esprit et berça mon imagination ma jeunesse durant...  
 
Nicolas Weyss de Weyssenhoff (cf. Tramezzinimag du 23/07/2013 : ICI) ne mérite-t-il pas d'exister à nouveau ? N'a-t-il pas des choses à dire aux jeunes gens d'aujourd'hui ? C'est à moi de le découvrir. D'y réfléchir. Intuitivement, je sais que sa vie, ses choix, ses rencontres et les découvertes faites au cours de ses pérégrinations étaient constitutives d'une blessure. Il avait un but. Ses voyages n'étaient pas une fuite. Ce qu'il en dit dans sa correspondance est comme un perpétuel éclat de joie. on ne peut camoufler longtemps son désarroi sous un enthousiasme feint. Ni avec des paroles ni avec des vers ! Il est peut-être temps désormais de lui redonner la parole, presque cent ans après sa disparition...

08 mars 2016

COUPS DE CŒUR N°52

Parmi les derniers services de presse, quelques livres à chaque fois retiennent notre attention. Le temps manque hélas pour parler de tous. en voici quatre parmi les derniers lus à Tramezzinimag. N'hésitez-pas, chers lecteurs, votre avis sur les ouvrages présentés, mais aussi à vous faire contributeurs en nous envoyant vos notes de lecture, tellement d'ouvrages nous échappent.


Guillaume Siaudeau
Tartes aux pommes et fin du monde
Editions Pocket, 2015.
Une de ces couvertures qui nous viennent d'outre-Atlantique et qui peuvent n'être qu'aguicheuses comme n'importe quel produit marketing mais un texte étonnant pour ce premier roman d'un jeune homme de la génération Mitterrand (Siaudeau est né en Charente en 1980). Un texte agréable dès les premières lignes. Poétique et drôle. Un milieu banal, une histoire d'amour, un garçon, une fille, une caissière face à une boîte de maquereaux, un manutentionnaire parmi les palettes de nourriture pour animaux et une propriétaire qui concocte des tartes aux pommes, un revolver... Laissons Xavier Houssin nous en faire sa description (parue dans le Monde des Livres) : "Étonnant premier roman. Guillaume Siaudeau recueille l'écume des jours d'un titubant jeune homme, mal à l'aise avec l'existence. Et l'on est sous le charme de ce texte écrit en tendresse inquiète. Empli de poésie et de dérision". Et comme le rappelle l'éditeur : "Il faudrait que les chiens puissent voler, avec des ailes en carton. Ou qu'ils se réincarnent en revolver. Il faudrait que la caissière du supermarché, pour laisser le temps aux amoureux de s'aimer, ne trouve jamais le code-barres sur les boîtes de maquereaux. Il faudrait qu'au fil suspendu des jours, les perles soient moins abimées. Bref, il faudrait que la vie, toujours, ait le goût des tartes aux pommes. Auquel cas, vraiment, ce ne serait pas la fin du monde". Aussi bon qu'une tarte aux pommes. A déguster sans attendre.

Ajouter une légende
Alain Veinstein
Venise, aller simple
Éditions du Seuil, 2016
Les auditeurs de France Culture s'en souviennent, créateur des Nuits Magnétiques, poète et humaniste, Alain Veinstein distillait pour notre plus grand plaisir une émission rare, Du jour au lendemain. Un soir d'été 2014, le directeur de la station, Olivier Poivre d'arvor pour ne pas le nommer, décide d'arrêter la programmation et supprime purement et simplement l'émission... Quelques années auparavant, l'auteur avait publié un roman, L'Intervieweur, chez Calmann-Lévy. Il s'y interrogeait sur le métier, si difficile, de journaliste littéraire, présentateur radiophonique pour une émission littéraire, spectateur de tous ces écrivains. Un jour, à force d'entendre les discours bien préparés, il a l'impression de ne plus rien comprendre, rien entendre... Mais le personnage du roman n'était pas lui, pas seulement. Ou pas encore... Après l'interruption, du jour au lendemain, de son aventure radiophonique (la vraie pas celle de son héros), commencée dans les années 70 si ma mémoire est bonne, Veinstein a senti le besoin de revenir vers ce personnage inventé et, comme il explique lui-même : "[...] Je disposais de la distance et de la disponibilité nécessaires à une vue plus juste de ce qui avait été la passion de ma vie. En même temps, ce personnage était voué à substituer d'autres passions (pourquoi pas un grand amour ?) à celle dont le temps du deuil était venu. Comment allait-il s’accommoder de cette infortune? Un aller simple pour Venise suffirait-il à combler l'immense vide ouvert devant lui ?". Un très beau texte, rempli de mélancolie mais qui offre au lecteur tout au long des pages un tel plaisir qui prouve combien le déclin apparent, les regrets, la perte de sens ne sont qu'apparents, Alain Veinstein a encore en lui de belles pages, de jolis mots, de belles idées colorées d'un enthousiasme et d'un grand talent que certains directeurs de radio aux noms trop ronflants ne pourront jamais atteindre. Chacun sa place au panthéon des arts. Veinstein n'a jamais été aussi prêt du sommet, n'en déplaise aux pisse-vinaigres.

Nuccio Ordine
Une année avec les classiques
Traduction de Luc Hersant
Les Belles Lettres, 2015.
"Que d'autres se targuent des pages qu'ils ont écrites ; moi je suis fier de celles que j’ai lues." Fidèle à ces vers de Jorge Luis Borges, Nuccio Ordine nous invite à éprouver la même humble fierté en nous donnant à lire (et à relire) quelques-unes des plus belles pages de la littérature. Après le succès international de L’Utilité de l’inutile (best-seller traduit en dix-huit langues), Ordine, éminent spécialiste de littérature italienne, poursuit son combat en faveur des classiques, convaincu qu’un bref extrait (brillant et sortant des sentiers battus) peut éveiller la curiosité des lecteurs et les encourager à se plonger dans l’œuvre elle-même. Un autre roboratif ouvrage qui fera les délices des lecteurs de Tramezzinimag. Toutes les personnes à qui j'ai offert ce livre se sont régalées. car la culture, la littérature, les classiques, le temps et la pérennité des idées et de la pensée qu'ils ravivent font tellement de bien dans ce monde grisâtre où la Princesse de Clèves est méprisée et le grec et le latin chassés du bloc élémentaire et premier de la Connaissance inhérente à la fabrique de l'honnête homme, seul moyen d'assurer demain la démocratie et la paix entre les peuples. Mais ces propos paraîtront déplacés aux suiveurs et aux collabos serviles qui n'ont rien compris, une fois encore. Comme si Munich était oublié autant que Staline, Pol Pot ou Mc Carthy... Lisez vite cette petite bibliothèque idéale, offrez-là à tout ceux qui comptent pour vous et qu'ils l'offrent à leur tour !

Donna Leon
Brunetti entre les lignes
Éditions Calmann-Lévy, 2016.
Ce n'est pas le meilleur roman de la dame du New Jersey mais suivre le rutilant commissaire Brunetti dans les rues de Venise et dans ses raisonnements demeure un vrai plaisir. Lecture facile pour les petits matins paresseux ou les longues stations en chaise-longue, les voyages en train ou les soirées solitaires, le Fou de Venise s'y retrouve toujours. Se laisser porter au fil des pages brodées par Donna Leon, dentelière habile, revient à suivre au hasard la caméra de Google Streets. On y retrouve l'atmosphère, la lumière, les bruits quotidiens. Il faut y vivre pour pouvoir transposer avec des mots cette ambiance unique que l'écrivain dépeint avec beaucoup d'amour et de sensibilité, elle y mêle depuis quelques années des considérations moins littéraires mais ô combien vraies sur la (terrible) situation de la cité des doges, cette fuite en avant de ses dirigeants, la corruption, la démission, l'invasion des barbares. Au fil des livres, la signora Leon a su rendre Brunetti, Paola son épouse, leurs enfants, la signorina Elettra, le comte et la comtesse aussivrais et vivants que les gondoliers, les boutiquiers, les vénitiens qu'on croise chaque jour sur les ponts, au café, sur le vaporetto. Rien que pour ce prodige, lire ses romans est un bonheur. Quand l'énigme part d'une bibliothèque où sont conservés de magnifiques ouvrages de collections, des incunables et des Manuce, somptueux ouvrages du XVIe siècle sortis des presses du typographe vénitien et qui font rêver tous les amateurs de livres rares et précieux. dans le livre, on en meurt.  

1 commentaire :

kate.rene a dit…
Comment dire ?
Commencer par la fin : quand nous avons appris la mort d'Umberto Eco, nous étions en train de lire, à haute voix, comme d'habitude, L'Île du jour d'avant. Je crois que nous avons pleuré. À voir, plusieurs reportages sur Arte. Dona Leon : incontournable quand on n'est pas allé à Venise depuis quelques mois. Hersant : il est déjà sur notre liste d'achats prochains. Veinstein : tellement suivi sur France Culture, également dans une liste. Tartes aux pommes ? Un ovni ?
Lectures en cours : la septième fonction du langage, jouissif. Un déjanté : l'homme dé, Et puis Proust et encore Proust et toujours Proust....